Chapitre XII

Eloise se présenta très tôt à leur hôtel et les informa immédiatement de la nouvelle.

— Les Panaméricains exigent que vous leur soyez remis. Les gens libérés ont parlé de votre présence ici. Il est à craindre que de nouvelles complications ne surgissent entre nos deux Compagnies.

— Que vont décider vos dirigeants ?

— La situation est très grave. Nous craignons la VIe flotte et ses missiles. Ils peuvent détruire Saint-Helen Station, les installations phoquières. Cette production d’huile, de fourrure et de chair est très importante pour nous.

— Et si je m’engage à trouver une solution pour votre cassure de la Banquise ?

Eloise s’assit sur le divan de la chambre. Il paraissait soudain plus âgé et son visage était plus gris que noir. Leouan prenait un bain à côté et chantonnait à mi-voix.

— Vous êtes le plus célèbre glaciologue du monde actuellement, mais les intérêts de notre compagnie sont d’abord politiques et nous dépendons si étroitement de la Panaméricaine que je crains que le Conseil d’Administration repousse votre proposition.

— Qu’a-t-on répondu à l’ultimatum de Lady Diana ?

— Que vous ne figuriez pas sur la liste des Panaméricains internés. C’est exact. Par chance la Milice a rédigé un deuxième bordereau et dès que j’ai appris qui vous étiez je l’ai fait mettre de côté.

— Que répond Lady Diana au sujet de Kapul, votre délégué à NY Station qu’elle a fait certainement abattre ?

Eloise sortit une boîte en bois, certainement un objet d’autrefois très rare et commença de rouler une cigarette avec une feuille de tabac dans laquelle il répartit une poudre assez noire.

— Nous n’avons pas voulu lui demander des comptes.

— Vous la redoutez à ce point ? Kapul était un type fantastique, d’une honnêteté scrupuleuse, un personnage qui n’avait peur de rien. On l’a attiré dans un piège et malgré tout il faisait encore confiance à la Panaméricaine au point de reprendre contact avec les autorités de Magellan Station. Je n’admets pas que vous le passiez aux profits et pertes.

— Je sais, dit Eloise. Voulez-vous que je vous roule un brin ? C’est une drogue douce qui apaise…

Lien refusa. Il était mécontent d’avoir vanté les mérites de Kapul, craignait que Leouan n’ait entendu. Il avait été jaloux de cet Africanien au point de ne pas faire grand-chose à Magellan Station pour le retenir. Lorsqu’ils étaient tous les trois dans les solitudes montagneuses et glacées de Patagonie, Leouan avait décidé qu’elle serait à l’un et à l’autre pour éviter les conflits sexuels, et il ne l’avait jamais admis. Il se trouvait très hypocrite en ce moment.

— Nous pourrions vous évacuer discrètement vers l’inlandsis mais les Panaméricains ont des espions partout. Vous le savez bien. Nous risquons gros, très gros.

— En somme vous souhaitez que je me rende de moi-même, que j’aille à la mort ?

— Nous… La Milice et le chef de station qui est quand même l’autorité supérieure dans cette zone pensent que des garanties pourraient vous être accordées…

— J’ai compris, dit Lien.

Leouan sortait de la petite salle de bains enveloppée dans un drap de bain qui cachait sa particularité de Femme Rousse. Dans les yeux d’Eloise brilla une admiration non déguisée.

— Désolée, dit-elle, mais j’ai besoin de mes vêtements.

— Je vais partir, dit l’Africanien en se levant.

— Inutile, vous ne me gênez pas. J’ai tout entendu. Vous allez renvoyer Lien Rag chez cette folle mégalomane ? Et puis, croyez-vous que cela réglera le conflit ? Elle a fait disparaître les membres d’une commission d’enquête sur ses agissements en Patagonie où les Accords n’étaient plus appliqués. Lady Diana est une dévoreuse d’énergie. Vous serez lentement absorbés, détruits, si vous n’y mettez pas le holà.

— Je ne suis pas le maître, dit Eloise.

— Aidez-nous à filer d’ici, dit la jeune femme.

Le Noir sursauta :

— Mais je suis fonctionnaire ferroviaire à haute responsabilité et je ne peux commettre une action…

— D’accord, dit-elle, mais alors donnez-nous des conseils. Nous voulons rejoindre la côte. C’est possible ?

— Il faudrait un train ou un loco-car et ils seront surveillés.

— Un bateau de pêche… Un phoquier, dit Leouan.

— Un phoquier ?

Il ne cachait pas son dégoût :

— Ce sont des engins puants difficiles à manier avec les vents contraires. Le moindre exige au moins trois personnes expérimentées… Oui, évidemment, sa présence passerait inaperçue puisqu’ils transportent les fourrures entre Saint-Helen Station et la Glace Ferme. Mais si je suis découvert je le paierai lourdement. Il y a dans notre Conseil d’administration des gens très favorables à Lady Diana qui doit les acheter. Ce sont eux qui aliènent notre indépendance en passant des marchés énormes avec la Panaméricaine. Nous fournissons déjà beaucoup de pétrole et les gens pauvres doivent se contenter d’huile de poisson pour se chauffer. Il y a chez nous aussi des violations des Accords dans lesquelles Lady Diana porte de lourdes responsabilités.

— Vous allez connaître des temps très rudes, le froid, la disette, si vous ne mobilisez pas l’opinion. Dans votre sphère il vous faut déjà résister sinon vous êtes tous perdus. Toute l’huile de phoque sera un jour détournée vers une centrale thermique panaméricaine pour la fourniture d’électricité. Puis elle vous achètera vos morts pour les convertir en combustible. Et votre Conseil d’Administration sera trop heureux de les vendre, faisant ainsi disparaître les preuves de sa corruption.

Eloise le regarda avec effroi, en oubliait de tirer sur sa cigarette. Il la ralluma machinalement en secouant sa tête aux cheveux crépus déjà bien gris.

— C’est apocalyptique.

— C’est la situation en Patagonie et la contagion se répandra… Lady Diana et les Panaméricains méprisent votre couleur de peau. Leur racisme n’a jamais disparu même après des siècles de conditions nouvelles de vie. Ils vous méprisent et vos souffrances, vos morts ne les troublent guère. Ils ont sacrifié les Patagoniens à cause de leur peau brune, leurs cheveux noirs et huileux, ce n’est pas moi qui le dis mais la presse de cette Compagnie. Ils se moquent du reste de l’Humanité. Ils veulent réaliser leur effrayant projet, redescendre jusqu’au sol ancien de la planète parce qu’ils sont avides de richesses. Ils auront certainement des déceptions mais ils continueront. Eloise, vous devez faire quelque chose. Leouan et moi sommes des témoins importants, nous avons vu des choses, nous savons ce qui se passe dans ces fours crématoires où l’on injecte de la poudre d’homme, de femme et d’enfant mêlée à un peu d’huile pour fabriquer du courant électrique. Nous savons tout cela, nous avons rédigé des rapports. Il y a des photographies de stations absolument vides, désertes, des estimations de chiffres. Voulez-vous les voir ?

— Non, c’est inutile, je vous crois sur parole, se hâta de dire Eloise.

Mais n’était-ce pas la volonté de ne rien savoir de ces horreurs qui le poussait à refuser ?

— Un voilier des rails, Eloise, dit Leouan. Un petit voilier. Ça doit exister, non ? Avec des provisions, de l’huile pour se chauffer et rejoindre la Glace Ferme.

— Je n’ai pas le droit…

— Je suis certain que la Milice… Oui, la Milice, le chef de station fermeront les yeux. J’irai là-bas examiner votre cassure, Eloise, nous nous y retrouverons. Incognito je vous donnerai des conseils.

Le Noir se leva. Ses mains tremblaient alors qu’il refermait sa pelisse en peau de bébé phoque. Il était visiblement troublé.

— Je vais essayer de faire quelque chose…

— Nous avons confiance, dit Leouan avec un sourire charmeur.

— Lady Diana…

— Bon sang, rugit Lien Rag, ne pensez pas à cette bonne femme comme si elle régissait toutes les Compagnies ferroviaires.

Eloise hocha la tête, se dirigea vers la porte puis parut se raviser :

— Je vous ai apporté ce journal avec la photographie de cette femme ambassadrice de la Compagnie de la Banquise. Elle est très belle… Regardez… Elle s’appelle Yeuse…

 

Les Voiliers du rail
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